Alexandrine raconte... Il pleut. Ce sont les premières gouttes que nous essuyons depuis le départ. Loin d’entamer notre moral, cette pluie apporte avec elle un sentiment d’excitation, grisant. Le voyageur, happé par la route, l’arpente qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Alors nous, sous cette pluie battante en cette 3e matinée de route, nous avons le naïf mais agréable sentiment d’entrer véritablement dans le voyage. Nous avons bivouaqué 200m sous le point culminant du massif du Pilat, le Crêt de la Perdrix (1432 m). Nous avions envisagé, lors de la préparation de notre tracé, d’y grimper avant de reprendre la route, mais la pluie et l’horizon bouché par d’épais nuages nous donnent une excuse pour abandonner cette velléité. Aurions-nous profité d’un grand soleil que nous ne serions probablement pas montées non plus... Hier soir, nous avons commencé à faire cuire nos pâtes à 22h, à la lumière de nos frontales et dans un vent glacial. Ce matin, le réveil a sonné aux aurores. Moins chaotiques que la veille, nos préparatifs n’en restent pas moins sans fin. Nous avons commis quelques erreurs stratégiques : les chevaux pâturent dans un pré, loin de la tente plantée à l’abris du vent, mais aussi des caisses de bât et des selles dissimulées contre un muret et de la ligne d’attache située en haut d’une colline. Niveau optimisation, on peut encore mieux faire ! Saro, qui découvre le bât, est effrayé par la bâche. Nous nous armons de patience et douceur, et à force de volonté, nous finissons par prendre la route. Il est 11h. Nous rêvions ingénument d’entrer dans le temps du voyage, de s’envoler avec lui et de l’oublier. Mais pour l’instant, le temps file et nous laisse sur place. La traversée de Bourg Argental est un rude apprentissage de la conduite de notre convoi en zone urbaine. La ville est coupée de part en part par une grosse départementale très roulante. Nous devons nous y insérer, puis l’emprunter sur 400m, avant de retrouver des rues parallèles moins passantes. Rompus à ce genre d’exercice, les chevaux restent parfaitement stoïques dans la circulation. Nous beaucoup moins ! Dans le stresse, nous perdons la ligne d’attache, qui tombe sur la route. Le bus qui nous talonne s’arrête alors et un passager en descend. Il ramasse et nous tend la corde en souriant gentiment. Nous venons d’immobiliser pendant quelques minutes la circulation dans le cœur du bourg. Pour une traversée rapide et discrète, on repassera ! Nous pensions pouvoir profiter de ce passage en ville pour nous ravitailler avec les chevaux. Cette idée nous paraît maintenant fort présomptueuse, et nous nous hâtons plutôt vers le sentier du parcours sportif, seul répit que peut nous offrir la ville pour continuer sa traversée ! Nous sommes accueillies à la Rivoire par Cédric. A en juger le pain qu’il tient sous le bras, nous supposons qu’il s’agit du boulanger-paysan du collectif. Avant de faire plus ample connaissance, il nous faut répondre à la sempiternelle question : où installer les chevaux pour les 2 jours que nous allons passer ici ? Cédric nous conduit à travers les parcelles du domaine et nous optons ensemble pour un terrain au dessus de ses cultures. Camille monte le pré et achemine de l’eau dans une brouette qui fera office d’abreuvoir pendant que je commence à desseller. Alors que nous finissons de panser les chevaux, quatre hommes viennent à notre rencontre. Ils nous saluent, nous questionnent sur notre périple, notre matériel, nous aident dans nos dernières tâches. Michel, Sylvain, Philippe, Julien, Cédric, tous nous témoignent un intérêt sincère et nous accueillent avec chaleur et bienveillance. A peine arrivées, encore engoncées dans nos manteaux de pluie, nous ressentons déjà la force du collectif. Cela faisait 20 ans que le domaine de la Rivoire abritait des chambres d’hôtes lorsqu’Alexandra et Guillaume l’ont découvert. De retour d’un voyage en Inde, consacré en partie à la réalisation d’un reportage sur les Intouchables, le jeune couple cherche à s’établir pour lancer une activité de maraîchage et d’accueil. La Rivoire les séduit mais impossible, à deux, de racheter l’intégralité du domaine. Il faudrait être plusieurs. Se dessine alors peu à peu l’idée du Centre Agroécologique : un lieu en partage pour des activités indépendantes, liées par la volonté de vivre et de produire dans le respect de l’environnement. Alexandra et Guillaume font marcher leur réseau. Il leur faut trouver de futurs associés, adhérant aux valeurs de leur projet et qui seraient prêts à acheter une part du domaine et à y développer leur activité propre. La SCIC de la Rivoire est finalement fondée en 2017, et petit à petit, ce sont 8 entrepreneurs qui rejoignent le projet. Au commencement il y a donc Alexandra, qui relance une activité de chambre d’hôte sur le domaine. L’objectif est de favoriser un tourisme durable et responsable. Et puis il y a Guillaume, qui, après avoir exercé quatre métiers différents, apprend le maraîchage en même temps que se monte le projet à la Rivoire. Il est rejoint sur l’activité par Julien, ex ingénieur en développement informatique, et Ingrid. Ensemble, ils fondent l’entreprise « Rivoire et Cagette » et travaillent en agriculture biologique, selon l’esprit de la permaculture. Fabienne et Philippe viennent à leur tour se greffer au projet. Auparavant installés en Ardèche, ils transfèrent leur activité de pépinière de plantes comestibles et mellifères à la Rivoire. Leur travail vise à proposer des compositions végétales pour restaurer la biodiversité dans les jardins des particuliers et des collectivités. Cédric est quant à lui arrivé à la Rivoire il y a un an. Ne trouvant pas l’épanouissement dans ses études en fac de sciences en région parisienne, il décide de s’orienter vers ce qui l’attire : le retour à la terre. Il suit alors un BTS agricole et saisit l’opportunité proposée au domaine de la Rivoire pour lancer sa propre activité de boulanger-paysan. Michel et Sylvain, enfin, développent à la Rivoire leur activité ‘d'éducateurs grimpe dans les arbres’. Derrière ce titre intriguant se cache une pratique sportive, doublée d’une pédagogie visant à reconnecter le public à la Nature. Tous ces membres du Collectif nous ont accueillies avec chaleur et ont pris de leur temps pour nous présenter leur activités. Nous avons eu la chance, pour les trois nuits de notre séjour, de planter notre tente au milieu de la future Cité des Arbres. Cette Cité est un projet porté par les deux grimpeurs d’arbre du collectif : des habitats légers suspendus aux arbres y accueilleront bientôt des campeurs, sur une trame de fond de sensibilisation à l’environnement. Vendredi matin. Nous n’avons pas mis de réveil et nous émergeons tranquillement avec le soleil. Camille allume son portable tardivement, alors que nous finissons notre petit-déjeuner. Un message de Guillaume nous informe que nous sommes attendues par Philippe à la pépinière à 9h. Il est 9h05. Flûte. Nous courrons à notre rendez-vous, en avalant une dernière tartine sur la route. Ainsi, alors que nous l’aidons à repiquer des crassulacées, Philippe nous raconte l’histoire de sa pépinière et les beaux enjeux de son activité. Vendredi midi. Tous les membres du collectif se réunissent pour partager un repas. Les woofers, et toute personne se trouvant là pour quelque motif que ce soit (à savoir ce vendredi, les deux cuisiniers, Camille et moi), sont également conviés. Chacun apporte quelque chose (oups, notre péripétie à Bourg-Argental nous ayant coupé les vivres, nous nous sommes trouvées quelque peu démunies !), tout le monde cuisine ensemble et une grande table est dressée sur la terrasse. Arrivées depuis moins d’une journée, nous nous sentons parfaitement intégrées au milieu de cette joyeuse tablée. L’après-midi, Guillaume propose à la famille séjournant pour le week-end dans le gîte une initiation au concept de permaculture. Nous nous sommes fondues dans les rangs et, ravies de cette aubaine, l’avons suivi à travers ses parcelles. La permaculture, c’est d’abord une connaissance extrêmement fine du territoire. Il s’agit de connaître parfaitement toutes les caractéristiques pédologiques, climatiques, topographiques et hydriques, mais aussi la faune et la flore endémiques. Ce travail d’observation permet d’identifier précisément les contraintes et les atouts du terrain. La permaculture est ensuite un design. A partir de ces observations, il s’agit de réaliser les aménagements nécessaires pour exploiter les atouts et s’adapter aux contraintes du territoire. Ces aménagements sont eux même tirés des apprentissages de la Nature. Ce sont par exemple des associations variétales, des buttes, des fossés drainant, le paillage des sols, ect. Il y a autant de techniques permacoles que de fermes, chaque parcelle ayant ses atouts et ses contraintes naturelles propres. Un autre aspect de la permaculture est également l’arrêt de l’utilisation du pétrole. Tous les travaux agricoles se font à la main... ou à cheval. Ainsi, Guillaume, Julien et Ingrid peuvent compter sur Frivole, leur jeune jument comtoise, pour les aider dans les champs ! Il est cependant difficile de penser que le modèle permacole puisse être adopté par toutes les exploitations agricoles. L’approche est très différente de l’agriculture conventionnelle, qui utilise la béquille des intrants chimiques et de la mécanisation pour supprimer les contraintes et recréer artificiellement un milieu favorable. La permaculture demande un grand savoir technique et une présence permanente sur l’exploitation : elle exige la connaissances des associations variétales, la maîtrise des rotations culturales, des dates de semis... Elle impose également une charge importante de travail manuel et n’est pas adapté à un parcellaire aussi grand qu’en agriculture conventionnelle. En revanche, si le modèle dans sa globalité n’est pas généralisable, certaines techniques pourraient facilement être appliquées sur des exploitations conventionnelles, limitant ainsi l’érosion des sols et des écosystèmes. Ainsi, à la Rivoire, le maraîchage n’est pas en permaculture au sens stricte : le travail est encore en partie mécanisé et il y a peu d’associations. Mais le terrain a été pensé et aménagée selon les principes permacoles, la sortie du pétrole est un objectif, les plans sont paillés, certaines plantes associées... l’esprit permacole règne ! Alors que la présentation de Guillaume à ses hôtes touche à sa fin, nous ouvrons avec lui une discussion sur le statut du maraîcher. Selon lui, le paysan joue un rôle ingrat. Travaillant tous les jours de l’année, ne comptant pas ses heures et sous payé, il ne bénéficie d’aucune reconnaissance. Pire, d’aucune visibilité. Peu de personnes voient le maraîcher derrières les légumes qu’elles achètent, et peu d’entre elles connaissent leur travail ou soupçonnent leur savoir-faire. C’est donc extrêmement important pour lui de revaloriser cette condition de maraîcher paysan. Pour cela, il agit au niveau politique en faisant remonter ses problématiques au conseil municipal, espérant ainsi faire doucement évoluer la situation. Mais cette revalorisation passe également par des actions de sensibilisation, notamment auprès des publics non avertis. C’était ainsi l’objet sous-tendu de l’initiation qu’il proposait à ses hôtes aujourd’hui. Ancien nomade, Sylvain a aujourd’hui posé ses bagages à la Rivoire. Nous avons eu la chance de partager avec lui un très joli moment. Autour d’une bière (brassée au village d’à côté !) et sur le plancher de sa yourte en construction, nous avons parlé de voyages, d’oiseaux, d’éclairage public, de yourte, de vie nomade et citadine... Nous avons également eu le plaisir d’être invitées à dîner chez Agathe et Julien. Avec simplicité et les chaleurs, bercées par l’élocution très douce de nos hôtes, les conversations ont filé tout au long de la soirée.
Nous étions parties sur les routes attirées par l’image du cavalier voyageur. Nous pensions greffer à cette quête un projet de rencontres sur le thème de la transition écologique. Nous n’avions pas mesuré pas combien il serait difficile de voyager avec trois chevaux. Nous n’avions pas imaginé non plus combien nos rencontres seraient belles. Après trois jours de route, le voyage prend enfin tout son sens. Certes, nous courons encore après le temps, chaque décision sur la route est longue à prendre, nous nous empêtrons toujours avec la conduite du bât, et l’image du cow-boy libre et solitaire s’éloigne au loin. Mais nous avons découvert que le voyage réside davantage dans cet état d’ouverture et de disponibilité qui amène à la rencontre de l’autre, que dans la destination ou le niveau de technicité de randonnée. Nous avons rencontré des personnes qui nous ont marqué par leur choix, leur projet, leur mode de vie. Nous avons fait l’expérience de leur hospitalité et avons pour deux jours partagé leur vision. Nous commençons à saisir ce que voyager signifie… (Mais ne vous inquiétez pas, on ne désespère pas encore pour le cow-boy libre et nomade.)
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Juin 2020
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